Camille “ l’entoilée ”
21 avril-24 décembre 1999
Une femme
Anne Delbée, Presses de la Renaissance, 1982
Extrait “ La chair et l’esprit ”
“ Ce livre est un pas de plus vers elle, là-bas enfermée qui appelle, une autre serrure que l’on ouvre. La voilà qui fait signe, qui sourit de ses deux belles mains terreuses,
la voici, celle qui enfantait des formes uniques, le sculpteur Femmelle,
le labyrinthe qui mène à elle, je le prends, quitte à me tromper de temps en temps.
Elle est là-bas, elle attend, il n’y a plus un instant à perdre, ce visage là-bas qui crie dans la nuit, à moitié scellé,
Une Femme ”
Voici des bribes de ce que je voudrais leur dire…
J’ai été peintre. Je suis écrivaine.
Comment exprimer d’une manière claire ce qui domine et enveloppe toute ma vie qui est l’acte de créer ?
Camille… Cam… comment leur dire… toi qui a payé de 40 années d’asile pour savoir… “ … Je les ai reçus clopin-clopant, avec un vieux manteau râpé, un vieux chapeau de la Samaritaine qui me descendait jusqu’au nez. Enfin c’était moi. Ils se souviendront de leur vieille tante aliénée. Voilà comment j’apparaîtrai dans leurs souvenirs – dans le siècle à venir…”
Créer quand on est une femme. Rien absolument rien à voir avec ce que ça peut signifier pour un homme… Camille… “ … la Pierre dressée, comme le vieux mâle qui sent la mort s’avançant, ne la quitte pas des yeux. Elle est contre lui, son nez contre les naseaux de la Bête, elle s’appuie contre lui et le caresse lentement, patiemment, longuement… ”
La vie. Présente en nous à chaque jour de ce cycle… Dont ils ignorent tout. Biologiquement… vaginalement présente… On en sait quelque chose. Comment on pourrait l’oublier ? Camille… Cam… l’envie de crier moi aussi que parce que nous sommes autres nous créons avec ça !… la pensée du corps ça existe sacrément !… “ Elle se met à crier, l’envie de crier sans fin, d’expulser un désir incommensurable, l’envie d’être sans retenue, indécente… ”
“ A A côté d’elle, Camille regarde : les sculptures recouvertes
de linge mouillé… Elle revoit les cocons, le magnifique livre
que son oncle lui avait offert pour ses dix ans. Papillons multicolores
qui dissimulaient jusqu’à la naissance leurs rêves coloriés.
Ces grosses masses blanches, tourneboulées, toutes semblables…
Camille compare les sculptures à des poupées emmaillotées.
Elle rêve un instant aux destins multiples des hommes… ”
Anne Delbée, Une Femme
La joueuse de flûte 1904 Bronze Coll part.
La vie c’est de l’ordre du féminin pour sûr… Créer à partir du corps ça nous appartient à nous seules… C’est un pouvoir fabuleux ça il semble au départ… Celui des grandes déesses archaïques de la terre nos mères cosmiques… Le pouvoir d’offrir la vie ou de la refuser gicle en nous comme une lumière qui fait signe. Qui fait sens. Incarner… Nourrir de chair… Pétrir à l’intérieur de mon ventre avec des doigts de sculptrice une boule de lune… Un être nuage… Un crissement vif de soie…
Boule de chair que je modèle en me pliant et en me déployant. C’est tout mon corps femme qui sculpte une petite forme dansante… Du bout de mes doigts de pied à l’extrémité de mes mains ouvertes j’imagine l’enfant-renard et pluie… L’enfant-poussière d’ambre qui me nage dedans et dont les nageoires écartent doucement les parois de mon ventre… Qui s’écoule de couleurs. Qui s’écoule de mots.
La motte de terre est devant moi. Mouillée… fendue comme la grenade qui me regarde quand j’entre un doigt timide dans sa plaie tout au fond pour connaître… Connaître la rondeur des grains qui crépitent. Le rouge printemps de sa chair. Grenade-moi… Je tête mon sexe dans sa gorge… Enfant pétri dans le mystère des chevelures et des algues… Pas un remous au cœur du jardin… Une déferlante de mousses… Je touche sa profondeur. Grenade libère-moi de moi qui n’ai d’image de moi que passante… Volage… Ouvre-moi à ma moiteur crépitante. Les pépins de grenade glissent entre mes ongles comme des grains de temps enfilés. Chacun de ses petits grains rouges est un nombril…
J’enfonce mon doigt dans la motte de terre en ayant juste écarté le linge pour tracer la fente. Aujourd’hui je sais que je n’irai pas plus loin. Il m’a fallu deux mille ans ( ou bien plus qu’importe… ) pour inventer ce geste. Grenade… ma mère juteuse… tu sors soleil de mes ténèbres de soie. Petite… ronde et juste à la taille de ma main refermée sur tes écailles… Petite sœur grenade… tu m’armes de la volupté d’exploser mes silences en cristaux de cris. Je te dégoupille juste pour rire… Afin de ne pas oublier. Tout ça c’est tellement nouveau pour moi… Quel monde nous allons imaginer… nous femmes à partir de notre corps ? Ses courbes… ses creux… ses silences… ses ouragans… Comme c’est compliqué de tout reprendre avant… Avant le temps de la culpabilité retrouver l’herbe où les petits dieux païens dansaient et les déesses cosmiques s’asseyaient sur les pierres dressées pour nous enfanter…
“ Ce soir aussi la maison est loin mais elle est soulagée.
Par moments, elle voudrait les fuir définitivement.
De là-haut, elle les verra petits, petits, plus petits encore :
petite place à côté de la petite maison collée à la petite église
qui domine petitement le carré du cimetière…
Petites tombes. La mort. ”
Anne Delbée, Une Femme
La Valse 1895 Deuxième version Bronze Musée Rodin
Camille… Cam… Avec ton corps d’enfant tu es comme la grande déesse de pierre… tu es immense et tu vas donner naissance à un peuple de petites femmes d’onyx et de marbre qui nous entraînent dans leur ronde… Demain. Une fois que j’aurai mis un peu de distance avec la fente qui me fixe… j’éloignerai le paquet de chiffons qui tient la glaise captive… Demain… et je dessinerai le cercle du ventre et je planterai une graine de grenade dans son nombril. Camille…
Alors… je lui donnerai son nom. FEMME…
FEMME… à partir de là il faudra commencer… Sans point de repère sinon ce signe inscrit sur le ventre d’un fruit… Sur le ventre de la terre… Ce signe que j’ai voulu reconnaître comme mien. Comme nôtre. Signe-tatouage de notre ressemblance. De notre gémellité. De notre nouvelle outrecuidance.
“ Le Géyin de pierre se réveille monstrueusement. A ses pieds,
un avorton de petite fille le surveille. Ses deux yeux bien ouverts.
Elle a attendu patiemment. Le temps qu’il termine son lourd sommeil.
Maintenant elle peut l’attaquer.
Elle a les mains nues.
Seule. ”
Anne Delbée, Une Femme
Notre naissance femme a déjà été esquissée… acharnement bourré de passion… de beauté… de générosité et de lucidité par une femme qui y a entre autre laissé sa peau. Tout senti… tout dénudé… tout pensé et tout mis en actes et en formes… de notre rêve de miroir. Elle a conçu sa vie là-dedans comme un soleil-opale. Alors… nous n’avons pas d’excuses… Camille Claudel… Cam… “ …De rage, elle donne un grand coup dans la terre détrempée qui éclate en mille gouttelettes noires. Elle reprend sa marche, violente… ” Camille Claudel femme sculpteur à laquelle une société archaïque a fait payer le prix de son désir…
Camille… Cam… “ Les galoches s’enfoncent, lourdes dans la terre collante, humide… Un désir soudain de saisir à pleins doigts la boue… ” Ne pas céder… Ne pas rentrer dans le rang… C’est une question de dignité ! Après ce qu’ “ ils ” bourgeois… bourgeoises… bigotes… vieux schnocks au narcissisme bandé et défenseurs du “ bon ordre des choses ”… après ce qu’ils lui ont fait… comment ne pas comprendre que c’est à nous les rebelles… les contrebandières du sens unique… les filles clowns du grand cirque où les mâles attendus ont toujours le premier rôle… à nous toutes qu’ils l’ont fait.
“ J’ai grand besoin d’argent pour payer mon loyer d’octobre,
sans cela je vais encore être réveillée un de ces matins
par l’aimable Adonis Pruneaux, mon huissier ordinaire,
qui viendra me saisir avec sa délicatesse ordinaire. ”
Anne Delbée, Une femme
Sakountala 1888 Bronze, fonte posthume Coll part.
A suivre...