Entretien avec Hélène Cixous De l'autre côté de nos liens infernaux à partir de son livre Les Rêveries de la Femme sauvageCet extrait fait suite à celui publié le 10 avril 2008
De l'autre côté de nos liens infernaux
Le message d'amour de ce “ Messie ” annoncé ne sera pas reconnu parce qu'il est hors du contexte. Deux fois hors. Hors en tant qu'Algérien et non-Algérien. Hors en tant que Juif et non-Juif. Double "réalité" plaquée sur lui de l'extérieur et refusée à lui par l'extérieur. Mais à l'intérieur que se passe-t-il ? Double situation d'exils à l'intérieur de soi et d'exodes répétés les uns sur les autres, dont l'origine n'est ni prise en compte ni nommée. Lorsque l'on naît au croisement de ces déflagrations comment cela s'inscrit-il dans le corps ? Existait-il des mots pour délivrer Fips du rôle de réincarner de la souffrance ?
H.C.: Je savais qu'il y avait un système de prison en Algérie, que tout le monde était enfermé dans des systèmes d'exclusion extrêmement complexes. Là-dessus s'est déroulée cette histoire inouïe de Fips que je n'ai reconstituée que tardivement bien qu'elle ait toujours été avec moi. Fips est indissociable de l'Algérie. Fips est Job. Le chien émissaire qui portait les péchés de tout le monde alors que par définition il était le seul innocent absolu. Et je crois que je suis coupable encore aujourd'hui de son martyr et de sa mort. Je n'ai jamais pu m'en absoudre. Et je suis la seule porteuse de l'histoire de Fips parce que ma famille a oublié. Mon frère qui est mon double l'a vécue de manière très éloignée sans du tout incorporer ce personnage.
Fips est donc “ disgracié ” comme un ange déchu. Tout ce qu'il est-hait, est marqué dans son corps : “ verbe fait chair ”. Corps multiple du peuple juif et-ou du peuple algérien “ en souffrance ” de lui-même et de l'autre. En attente de toutes les souffrances possibles comme preuve du corps incarné ? Tant que les Juifs et-ou les Algériens se livrent à la souffrance ils existent pour le bourreau d'eux, pour leur mal-aimant. Vous-Fips ne pouviez être reconnue que par une semblable souffrance du corps ?
Qui est Le Chien ? Le corps, l'être sensible, sensuel, réceptif, aimant de l'Algérie, votre corps, le corps des femmes, le corps juif-arabe-nègre-fait esclave, le corps de votre père ? Tout ce que “ nous ” interdisons au corps d'écrire, de crier, d'inventer pour sortir de la souffrance de la pensée. D'une pensée plaquée sur lui par d'autres.
N'est-il pas celui qui est “ empêché d'être ” ? “ Mon âme le Chien Ma transfigure sauvage ”.
H.C.: Ce qui est terrible c'est que Fips est mort de désespoir. Il est la figure même de la tragédie. Il payait pour nous. Il était trahi par nous. Et c'est la tragédie même parce que nous n'étions pas des traîtres. Les circonstances étaient toujours plus fortes que nous. Il n'y avait aucun moyen d'échapper. Nous étions anachroniques. Tout ceci se passait trop tôt ou trop tard.
Il y a une double dichotomie qui entache la fusion ratée avec soi-même et avec l'autre. Celle qui touche d'abord l'être élu par le père auquel la mission de “ tisser des liens ” au dessus du mensonge raciste, colonial, inhumain… est dévolue, et inaccomplie. A laquelle se mêle l'inséparation entre la pensée sur soi et la pensée en soi par laquelle l'être féminin est rompu.
“ J'ai sept ans, depuis quelques années je suis juive dit-on. (…) Son corps coupé en deux par le milieu retenu dans le voile tombe comme une masse sur le sol… (…) Un affreux sentiment de délivrance me perce. J'ai l'existence coupée en deux. ”
La jeune fille dont le corps est couvert du voile de la virginité ne peut le penser destiné au viol, à la souillure. C'est l'abîme dans lequel le corps est abîmé. Cette scène de " la femme coupée en deux " ne peut-elle concerner toutes les femmes ? A la fois libres et prisonnières dans leur corps et leur regard sur elles, soumises et rebelles, coupables et innocentes, sachant et ne voulant pas savoir…
La première faute étant peut-être simplement d'être une femme. De ne pas pouvoir, et plus encore dans un univers patriarcal, quitter ce rôle pour défendre l'autre si semblable de la culpabilité qui la tue. Qui nous tue.
H.C.: Il y a un personnage du livre qui figure la violence sexuelle en Algérie. Il s'agit de "Yadibonformage" puisque c'est ainsi qu'on l'appelait. Cette violence qui a été refoulée et déniée par la plupart des gens car ceux qui n'étaient pas dans des quartiers arabes n'étaient pas en contact avec elle. Elle était omniprésente. Les femmes mauresques se tenaient toujours sur leurs gardes dans l'autobus. D'un côté s'exprimaient toutes les formes de perversités dues à l'interdit des rapports entre hommes et femmes, et de l'autre, l'obsession de la virginité. Ma mère à la Clinique d'accouchements ne vivait que cela. De nombreuses femmes venaient se faire recoudre.
L'histoire avec Yadibonformage est redoutable car j'étais vraiment une petite fille. Je pense qu'il me proposait d'avoir un rapport sexuel avec moi sur le mode détourné comme toujours. J'en ai conçu une inquiétude énorme dont je n'ai pas parlé. Je me suis réfugiée à l'intérieur de la maison et je l'ai fui. Sans parler de nos turpitutes avec les contrôleurs d'autobus chaque jour. Mon frère et moi nous étions les gardiens secrets de ces histoires que nous ne racontions pas pour ne pas tourmenter ma mère. Et puis que faire ?