Le nain sale et les éléphants blancs suite...
Zao Wou Ki à la BNF
Ecoute… écoute…
Il m’est venu ce soir un songe d’éléphants blancs dans une savane rouge et comme je ne voyais pas à quoi cela ressemblait mon ami d’Afrique m’ayant largué seul au gré de la boue rose du temps j’ai laissé l’eau sage de la baignoire boire mon encre sans moi et je suis allé me promener afin de disperser aux vents les résidus de laine à peine cardée de mes pensées.
J’avais oublié qu’à quelques pas de là sous les marronniers fiers comme des rois leur tignasse rousse flamboyant déjà de mille soleils on distribue à manger une assiette de soupe avec quelques nouilles dedans à des gens qui rêvent sûrement d’un vrai repas assis à table et qu’on ne les regarde pas l’air inquiet quand on passe par là en plein cœur de leur dîner.
J’étais donc ce soir lavé de toute mon encre et j’arrivais nourri de cette idée transvasée de mon esprit pris par les vases vers mes sens irrités de ne savoir qu’enfer et d’illusions cramées d’avance. Je remarquais soudain installé au milieu du trottoir debout et aussi fier que mes éléphants blancs dans leur savane rouge son sac de provisions pour la soirée à ses pieds un petit homme dont l’allure m’a fait hésiter entre une réincarnation d’Ho Chi Min et le personnage imaginé d’un vieux lettré tibétain. N’ayant jamais eu l’occasion de rencontrer ni l’un ni l’autre au cours de mon existence de fabriquant d’encre pris entre les murs de l’usine bariolés de paysages imitant les offrandes de Zao Wou-Ki je me suis arrêté afin de fixer son image sur la peau de mes nuages où aucune bouteille rapace d’encre noire ne viendrait la boire.
J’ai pensé en regardant son long vêtement blanc qu’il plairait sûrement à maître Zao pour qui le blanc était toujours une aubaine. Le petit homme qui me voyait le regardant manger sa soupe avec quelques nouilles dedans et beaucoup d’insistance après avoir léché le dos et le ventre creux de sa cuillère en plastique m’a demandé d’une voix aussi douce que celle de la brise d’eau sur les étangs au printemps si je voulais bien partager ce qui restait de soupe dans son bol.
- Volontiers… j’ai répondu en m’approchant parce que n’importe quelle autre réponse aurait été indécente et qu’elle m’aurait transformé en poussière d’encre à l’intérieur d’un étroit godet de verre sur les kilomètres d’étagères de l’usine.
- Mais il vous faudra aller chercher une cuillère… il a repris du même ton de voix tranquillement surgi du fond des eaux… je n’en ai qu’une vous voyez…
J’ai hoché la tête et je me suis décidé pris par un sentiment d’étrangeté à m’approcher des tables qui sont en réalité des tréteaux et des planches sur lesquelles la représentation de la soupe populaire se donne tous les soirs. On joue à ciel ouvert et gratuitement quel que soit le temps. Mais il n’y a pas de sortie pour les artistes.
Les songes nous délivrent de la peur d’être ivres de n’importe quoi.
Je n’aime pas le vin quand il conduit le maître Zao qui devrait être un outil docile entre mes mains à se vautrer au milieu d’étendues sèches de sable rose qui ont tout de la dune marchant à pas de chat sauvage que la clarté rêche arrose et rien des plages au bord desquelles il pourrait atteindre à une autre grandeur. Chat sauvage pour lequel ce qui contient un peu de sang liquide est proie.
Si le maître Zao dont le corps de bois ne craint pas l’humidité de mes rizières dans leurs triangles de ciels se troublant de flamands roses devenus à leur tour grains de sable acceptait les hommages des marées et les banquets d’eau salée préparés pour lui par mes anges d’insouciance jaunes tombés de la lune je suis sûr que les poudres de couleurs à l’intérieur des fioles de verre alignées prendraient enfin leur envol.
Je n’aime pas le vin quand il conduit le maître Zao à vouloir suivre la course de mes fins chevaux lucides depuis longtemps arrêtée sur les arrêtes vives de la broyeuse de carapaces de tortues bleues. Je n’aime pas le vin quand la poussière légère recouvre les traces du chat sauvage prêt à imprimer d’une tâche de sang frais la feuille de papier créole comme une correction imposée par la plume du maître d’école à la trajectoire des éléphants blancs dans une savane rouge.
Je ne sais pas pourquoi les songes nous délivrent de déboires aussi épais que les liqueurs des ciboires cruels où il n’y a plus aucune eau à boire pour le maître Zao lent visiteur consciencieux des prairies mouillées et des ventres de femmes.
Les songes nous délivrent de la peur d’être ivres de n’importe quoi.
A suivre...