Au temps des guitares
Septembre 1973... 17 piges au compteur je viens juste de les avoir et du côté de la jeunesse en révolte qui tire ses combats dans l'antre ogresse d'un lycée de banlieue celle qui a bu le lait rouge et noir de 68 j'ai un sacré retard faut le dire... C'est que je sors tout juste y a deux piges de ça de ce que j'appelle pour jongler avec mon horreur de l'époque Le stalag Nore-Dame des Anges une pension minable située en pleine forêt des Vosges moi qui n'ai jamais pu piffrer le froid la neige les courants-d'air et les hurlements des loups fugaces la nuit quand la lune vert pomme et citron givré me réveillent dedans mon pieux au dortoir les arpions semi-congelés dessous l'édredon pas à la hauteur...
1971... c'est ça c'est le départ Gare de l'Est on le sait avec les trains de bidasses qui sont déjà toujours des monstres moches et vampires minables mais bien tueurs quand y faut... le départ direction deux années de gel de ma vie chez les soeurs souris grises matonnes parfaites de nos adolescences à la traîne qui ne savent rien du corps qu'on a et c'est là que je vais commencer à déchirer les papelars qui me font appartenir à une famille un clan une patrie une tradition une histoire tout ça quoi après le joli mai bien entendu...
1971... 15 piges au compteur du sang qui s'est arrêté de battre le rappel au-dedans de mon tambour avec la première année passée au milieu de nulle part et la conscience politique de quoi de qui j'en ai pas je suis comme mes vieux une feuille blanche où y a rien d'écrit moi qui vais devenir d'ici cinq piges de ça la vieille anar et Bonnie la chienne furieuse qui m'accompagne... Donc la conscience des choses du monde qui assassine tranquille ceux qui ont des idées et qui les ramènent de l'autre côté de la frontière espagnole avec Barcelone en haut du chiffon noir elle est congelée glacifiée au fond des soutes de l'absence durant ces mois d'exil dans la tronche et dans le corps mais les copines que j'ai rencontrées avant le stalag étaient toutes des filles de réfugiés espagnols...
1969... Maria Christina Louisa... de leurs prénoms et leur nom aussi je me souviens ça fait un bail pourtant mais avec elles j'ai commencé à être au parfum qu'il s'en passait des choses par-delà notre petit tram-tram famillial bien nase et décadent... l'Algérie tu parles... et Octobre 1961 on créchait à Auber à cette époque alors le canal qui chariait ses paquets de basanés ligottés noyés descendus au petit plomb les phares des autobus dans les mirettes on causait pas on causait rien...
16 septembre 1973... le chanteur chilien Victor Jara meurt à l'Estadio National de Santiago massacré par la junte et ses petits tortionnaires les mains ouvertes sur les poignées de paroles rebelles et rubis qui rebondissent encore aujourd'hui dans les paumes des gamins qui jouent aux billes avec nos rêves assassinés...
Septembre 1973... un lycée bourge dans une banlieue toute pareille mes vieux ont réussi à se sortir des misères d'Auber et des gentils enfants d'Aubervilliers avec lesquels j'ai traversé en trombe l'enfance dans les tas de chiffons et les porcs hurlant avant la mise à mort pour aller retrouver les têtes de choux coupées sur les glissières des fabriques de boîtes toutes prêtes à becter... Je viens de resurgir de mon trou à vieillesse scotchée même les week-ends entre réfectoire et dortoir sur les parquets interminables que des soeurs sans âge cirent pendant que les autres s'empiffrent et que nous autres on se bat à coups de chaises pour les restes de patates sautées... les filles ne me font pas de cadeaux elles ne m'en feront jamais et comme je ne m_ne pas l'offensive je regarde mon assiette plastique vide et je me bourre de pain ça va... Le Stalag est un lieu de vidage de soi bien au point et très correct dans sa violence ordinaire mais c'est là que je découvre " C'est extra ! " de Léo par la voix et le piano d'un prof de musique égarée comme une drôle de chouette de jour au Stalag des Anges ça arrive toujours...
Septembre 1973... au bahut les orgas comme on les nomme y en a plein des marxistes des maos des anars des trotks nos pires ennemies à nous enfin je dis nous mais moi je n'ai pas d'opinion je matte avec gourmandise toutes ces formes du corps qui crie qui danse qui joue qui se mêle aux autres se frotte se débat se sépare et je sens profond au-dedans que c'est ça qu'on m'a retiré là-bas au Stalag et ça va mettre des années avant que ça se guérisse cette souffrance-là... et aujourd'hui encore la solitude du corps je la connais elle ne m'a pas quittée...
4 septembre 1970-11 septembre 1973... Salvador Allende et l'Unité Populaire qui font du Chili la terre des travailleurs et cet espoir qui nous arrive nous tombe comme une lampe dans notre caverne nocturne d'enfants de 68 où les lucioles des utopies de nos aînés sont à portée de main je n'en sais rien mais Maria Christina Louisa racontent je les écoute c'est le début de ma conscience poétique rebelle... demain aujourd'hui déjà la mort le sang je ne veux pas le savoir mon corps est déjà exsangue...
Demain aujourd'hui Salvador Allende dans sa bouche les miens paysans ouvriers humiliés ignorés crevés au turbin ont enfin un visage et un nom... je n'oublie pas...
Dernier discours de Salvador Allende prononcé quelques instants avant de mourir et retransmis par Radio Magallanes
“ Je paierai de ma vie la défense des principes qui sont chers à cette patrie. La honte tombera sur ceux qui ont trahi leurs convictions, manqué à leur propre parole et se sont tournés vers la doctrine des forces armées. Le Peuple doit être vigilant, il ne doit pas se laisser provoquer, ni massacrer, mais il doit défendre ses acquis. Il doit défendre le droit de construire avec son propre travail une vie digne et meilleure. À propos de ceux qui ont soi‑disant ‘ autoproclamé ’ la démocratie, ils ont incité la révolte, et ont d'une façon insensée et douteuse mené le Chili dans le gouffre. Dans l'intérêt suprême du Peuple, au nom de la patrie, je vous exhorte à garder l'espoir. L'Histoire ne s'arrête pas, ni avec la répression, ni avec le crime. C'est une étape à franchir, un moment difficile. Il est possible qu'ils nous écrasent, mais l'avenir appartiendra au Peuple, aux travailleurs. L'humanité avance vers la conquête d'une vie meilleure.
Compatriotes, il est possible de faire taire les radios, et je prendrai congé de vous. En ce moment des avions sont en train de passer, ils pourraient nous bombarder. Mais sachez que nous sommes là pour montrer que dans ce pays, il y a des hommes qui remplissent leurs fonctions jusqu'au bout. Moi, je le ferai, mandaté par le Peuple et en tant que président conscient de la dignité de ce dont je suis chargé.
C'est certainement la dernière occasion que j'ai de vous parler. Les forces armées aériennes ont bombardé les antennes de radio. Mes paroles ne sont pas amères mais déçues. Elles sont la punition morale pour ceux qui ont trahi le serment qu'ils ont prêté. Soldat du Chili, Commandant en chef, associé de l'Amiral Merino, et du général Mendosa, qui hier avait manifesté sa solidarité et sa loyauté au gouvernement, et aujourd'hui s'est nommé Commandant Général des armées. Face à ces évènements, je peux dire aux travailleurs que je ne renoncerai pas. Dans cette étape historique, je paierai par ma vie ma loyauté au Peuple. Je vous dis que j'ai la certitude que la graine que l'on a confiée au Peuple chilien ne pourra pas être détruite définitivement. Ils ont la force, ils pourront nous asservir, mais ils n'éviteront pas les procès sociaux, ni avec le crime, ni avec la force. L'Histoire est à nous, c'est le Peuple qui la fait.
Travailleurs de ma patrie, je veux vous remercier pour la loyauté dont vous avez toujours fait preuve, de la confiance que vous avez accordée à un homme qui fut le seul interprète du grand désir de justice, qui jure avoir respecté la constitution et la loi. En ce moment crucial, la dernière chose que je voudrais vous dire, c'est que la leçon sera retenue.
Le capital étranger, l'impérialisme, ont créé le climat qui a cassé les traditions : celles que montrent Scheider et qu'aurait réaffirmé le commandant Araya. C'est de chez lui, avec l'aide étrangère, que celui-ci espérera reconquérir le pouvoir afin de continuer à défendre ses propriétés et ses privilèges. Je voudrais m'adresser à la femme simple de notre terre, à la paysanne qui a cru en nous, à l'ouvrière qui a travaillé dur et à la mère qui a toujours bien soigné ses enfants. Je m'adresse aux fonctionnaires, à ceux qui depuis des jours travaillent contre le coup d'État, contre ceux qui ne défendent que les avantages d'une société capitaliste. Je m'adresse à la jeunesse, à ceux qui ont chanté et ont transmis leur gaieté et leur esprit de lutte. Je m'adresse aux Chiliens, ouvriers, paysans, intellectuels, à tous ceux qui seront persécutés parce que dans notre pays le fascisme est présent déjà depuis un moment. Les attentats terroristes faisant sauter des ponts, coupant les voies ferrées, détruisant les oléoducs et gazoducs, face au silence de ceux qui avaient l'obligation d'intervenir. L'Histoire les jugera.
Ils vont sûrement faire taire radio Magallanes et vous ne pourrez plus entendre le son métallique de ma voix tranquille. Peu importe, vous continuerez à m'écouter, je serai toujours près de vous, vous aurez au moins le souvenir d'un homme digne qui fut loyal avec la patrie. Le Peuple doit se défendre et non pas se sacrifier, il ne doit pas se laisser exterminer et se laisser humilier. Travailleurs : j'ai confiance dans le Chili et dans son destin. D'autres hommes espèrent plutôt le moment gris et amer où la trahison s'imposerait. Allez de l'avant sachant que bientôt s'ouvriront de grandes avenues où passera l'homme libre pour construire une société meilleure.
Vive le Chili, vive le Peuple, vive les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j'ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu'au moins surviendra une punition morale pour la lâcheté et la trahison ”.
Salvador Allende Gossens
Président du Chili du 4 novembre 1970
à son exécution, le 19 septembre 1973